Sophie de Heaulme
J'ai l'intention depuis quelques temps d'écrire au sujet des morts, notamment depuis le Covid 19... Je suis en effet de ceux qui pensent qu'il faut parler, ritualiser, symboliser la mort dans une société. Que cela entraîne un mouvement de vie, par le partage collectif des émotions, de la finitude qui nous dépasse et nous fait nous dépasser, qui nous pousse à l'essentiel. Qui nous institue, nous rappelant que nous venons de, et que nous allons à. Même quand on est complètement agnostique, ce questionnement amène souvent une profondeur, celle de besoins ou d'éprouvés insoupçonnés, sur soi-même, son histoire, le sens de la vie.
Animant des formations sur l'accompagnement de
la fin de vie, sur le deuil, je suis souvent amenée à échanger avec des
professionnels sur ces questions, quelles que soient leurs convictions.
Et aucune séance n'est jamais semblable, les discussions vont toujours aux
fondements, brassant à chaque fois des singularités sensibles, avides de sens.
J'ai aussi accompagné une équipe à s'interroger sur ses blocages à mener
leurs projets. Et le travail a conclu sur le besoin majeur de parler de la
mort, des morts, dans l'institution. Echanger, pleurer, se questionner sur les
manières de dire, de faire, sur les rituels, les familles, les rapports entre
les gens... Mais surtout, franchir le mur du déni. Etre vivants, enfin.
C'est sur ce terrain où j'évoluais passionnée et convaincue, que je rentrais
moi-même, personnellement et professionnellement, dans la crise sanitaire.
Je vivais le premier confinement comme un coup de
poing. Enterrée vivante, je vibrais impuissante au tsunami qui saisissait mon
pays, qui venait m'envahir et m'aliéner dans toutes les strates de mon être
individuel, intime, relationnel. Le sens, pour le coup, était radicalement
attaqué. Je plongeais alors, telle Philémon dans l'eau des lettres de
l'Atlantique (Bande Dessinée de Fred), dans une dépression en lenteur, en
regard peu à peu aveuglé, me retournant vers une écoute de l'intérieur. Cette
plongée surréaliste accompagnant ma détresse individuelle et collective, m'a
fait prendre de grandes décisions dans ma vie.
Relativement protégée moi-même, ainsi que mes proches, j'avais mes collègues
d'EHPAD au téléphone et les soutenais comme je pouvais. De longues heures à
écouter les larmes, l'effroi, le désespoir. Les directives changeant tout le
temps. Les arrêts maladie multiples, les changements d'équipe, avec de nouveaux
collègues parfois inaptes à s'insérer dans un système fou, bain d'angoisse, venant
ajouter leur touche personnelle avec une froideur qui ne pouvait être vécue que
comme violente. Se protégeant sûrement, mais à quel prix ?
Les protocoles de décontamination, la chaleur et la douleur physique avec
masques et blouses. La honte des sacs poubelle comme tenue professionnelle,
mais surtout le sentiment d'abandon. Les résidents enfermés. Les familles
choquées et désespérées qui veulent porter plainte. La détresse des directions.
La perdition de chacun, en miroir.
Et les "sacs plastiques". J'entendais presque le "zip!",
sur le corps mort d'un ou une résidente, emballé le plus rapidement possible
pour limiter la contamination.
Et puis j'ai été touchée moi-même, par cette mort qui prenait tant de place.
Une patiente que je suivais à domicile depuis plusieurs années, très
désorientée par un syndrome de type Alzheimer. Une femme que j'avais
profondément connue, accompagnée dans les tunnels de son passé, de ses
traumatismes, réveillés par l'agnosie et le morcellement de la mémoire... Une
femme qui m'avait tant appris, de par son courage et sa ténacité, la précision
de ses observations aussi sur ses propres symptômes. Même si ce fut souvent la
colère qui lui permit d'exprimer en premier lieu ses ressentis et sa plainte.
Perdue d'un coup, du jour au lendemain, assise dans son escalier... sans aucune
explication... Probablement aussi car les équipes sanitaires et policières
avaient autre chose à faire, la crise envahissant rues et maisons. Un bouton
sur lequel "on" a appuyé. Et puis plus rien.
Peu de temps après, un autre de mes patients, avec lequel je travaillais
aussi depuis des années, est mort du Covid à 93 ans. Après avoir cherché
désespérément un hébergement temporaire en EHPAD, solution qui régulièrement
lui faisait du bien ainsi qu'à son épouse au regard du syndrome temporo-frontal
qu'il avait. Il trouva enfin, grâce à sa gestionnaire de cas complexe (quelle
appellation !!! mais quelle professionnelle...). Pour y être contaminé en une
semaine. Fragilité face à un environnement qu'il ne vivait pas très bien pour
la première fois, ayant fait le lit d'un risque accru de tomber malade ? Nul ne
sait. Mais les réaction furent intenses, face à ce vide d'explication
raisonnable... J'eus sa femme au téléphone, du service de l'hôpital où avec une
infinie douceur, l'équipe accompagnait la famille à dire un dernier au revoir,
même s'il était dans le coma, en soins palliatifs... Tristesses partagées en
ces temps où plus aucun repère n'existait.
Je ne pus toutefois m'empêcher de sourire intérieurement, interpellant en
pensée mon patient: "Vous devez être content quand même, depuis le temps
que vous vouliez aller en soins palliatifs... Vous y êtes enfin..."
Correcte moralement ou non, cette allusion amusée venait rendre sa juste place
à ce monsieur tel que je l'avais connu, aux lisières de la moralité, comme un
éternel enfant perdu dans le monde injuste et non reconnaissant des adultes.
Depuis deux ans environs, il parlait souvent d'aller en soins palliatifs. Il
rêvait en effet d'un lieu sécure, d'une "aire de repos" comme dit
Donald Winnicott dans son livre "Jeu et Réalité" : un lieu où rien de
ce qu'il ressentait ne serait contesté. Et où il serait pris en main. Enfin.
Pour mourir peut-être dans la douceur, et passer la main, au contraire de ses
frère et soeur qui tous deux s'étaient suicidés. Ce survivant y était enfin, au
moment du passage, peut-être de la délivrance... Une nouvelle naissance ?
J'en eus l'impression, là encore amusée (décidément la mort jouait avec moi),
quand j'entendis mes élèves étudiants en psychologie discuter des cas cliniques
que je leur avais soumis pour étude. Fidèle à mon habitude, je les faisais
travailler sur des cas concrets que je rencontrais moi-même, afin de les ouvrir
à une clinique vivante, inscrite dans un contexte social, contemporain, dont il
ne suffit pas de maîtriser le diagnostic pour en saisir toutes les subtilités.
Quelle surprise ai-je eue, entendant leurs questionnements parfois très
aiguisés, de constater qu'ils parlaient de... ce monsieur, quitté il y avait si
peu ? Je n'avais pas réalisé l'enjeu de soumettre sa situation en cas clinique.
Ranimé par leurs sentiments parfois très librement exprimés devant sa
problématique, il venait s'inviter dans mon espace à nouveau. Et par leurs mots
modernes et directs, les étudiants en dessinaient à leur manière un nouveau
profil, une nouvelle silhouette. J'eus véritablement le sentiment d'un
mouvement de retour, ou d'éternité, mon patient revivant par la parole de
jeunes gens. Cette parole questionnait ce qui n'avait pu être nommé, soulignant
l'absurdité du déroulé de sa fin de vie et par là même, ouvrant d'autres
possibles.
Puis je fus touchée dans mon intimité par le décès d'une personne de ma
famille. Elle contracta le Covid à l'hôpital où elle venait faire un bilan, et
en deux jours nous perdîmes toute communication avec elle. Le coma de confort
(elle faisait des crises d'épilepsie), le silence et l'immobilité, nos chants
et nos massages, l'absence d'explication qui puisse consoler. Une dernière
vidéo volée à la mort, les yeux qui parlent quand la bouche ne peut plus. Le
calme et l'accompagnement de professionnels, dans l'au-delà de l'humain. Puis
la lourdeur du corps, les cheveux qui blanchissent si rapidement, la fin. Le
temps quand même de faire venir un prêtre, pour elle qui avait tellement la
foi. Puis le cercueil (comment les gens peuvent-ils tenir là dedans???) Les
mots étranglés dans l'église (comment dire l'essentiel ???) Le faire-part et
les fleurs, nécessaire et patient travail avant même la possibilité du deuil.
J'emportai de l'enterrement une rose blanche. Je la mis
machinalement dans un soliflore, au-dessous d'un dessin d'ange que j'avais
récupéré de ses affaires. Quelques temps après, on m'offrit pour mon
anniversaire une rose blanche, la même. Je la mis devant l'autre fenêtre du
salon. Rose triste du deuil, peut-être même de la colère, rose heureuse de
l'anniversaire.
Logiquement, il aurait fallu que la rose de la mort fane enfin, de manière à ne
plus laisser que la rose de la vie, triomphante. Mais à ma grande surprise, la
rose du deuil fit un bouton, qui fleurit à son tour. Et je dus couper la grande
pour faire la place à la petite. La vie naissait dans la mort, le cycle
continuait, la mort me demandait de prendre soin de la vie.
Je me dis alors : "les morts fleurissent, ce n'est pas explicable
autrement... "
Dernièrement j'entends parler d'un EHPAD où des professionnels se sont
retrouvés à annoncer la mort prochaine de leur proche à des familles et à les
accompagner par WhatsApp pour les derniers instants. Traumatisés par ces
moments proprement impensables, sans pouvoir choisir, non formés à ce type de
mission, rivés à une solitude écrasante à porter le poids d'une telle annonce
et d'une telle "médiation », ils se sont retrouvés "balancés" dans
une absurdité systémique. Déjà conduits à une polyvalence qui les sortait
parfois complètement de leur fonction, débordés en permanence, au-delà de tout
projet... Ils se retrouvaient comme dans l'envers du miroir de cette très jolie
pratique du Whatsapp sur tablettes, proposée aux résidents pour échanger avec
leurs proches pendant les confinements par un ensemble d'établissements. Mais
ici point de sourires, de chaleur, pas de sentiment de rencontrer vraiment
enfin les gens dans un rituel bienveillant venant casser les barrières des
fonctions et créer de vraies passerelles pour "faire relation".
De la manière dont cela a résonné dans mon écoute, j'ai ressenti un grand
vide. Apprenant que certains collègues étaient encore, des mois après, en
thérapie sans pouvoir se sortir du stress post-traumatique, avec démission
etc... Je pensai alors à la réflexion de Pierre Fédida sur la dépression du
deuil, dans son très beau livre "L'Absence". Revendiquant une utilité
au "travail de la mort", comme le nommait le regretté Jean-Baptiste
Pontalis, il décrit, suite à Sigmund Freud avec "Deuil et
Mélancolie", une réaction à la peur (ou la colère) de la perte : en
faisant le vide. La psyché, se vêtant alors des atours de la dépression par le
vide qu'elle campe, déliée d'un corps qui tente d'exprimer l'indicible, devient
lieu inhabitable où rien ne peut repousser. Vide du vide, irreprésentable
masqué par un ensemble d'images défensives plus ou moins brutales, le manque
n'est plus fertile ici dans sa créativité potentielle, mais bien au contraire
champ de ruines. Même avant la perte, ou la fin, elles sont anticipées. C'est
la logique des comportements abandonniques, des rejets avant la rencontre, des
fins évitées donc éternelles.
Pierre Fédida nous décrit ici comment, même avant des étapes éventuelles du
deuil, un "travail de la mort" peut être abordé par le rêve et par le
conte aussi, lequel est son pendant symbolisé par la parole. Cueillant la mort
à son propre jeu, acceptant son investiture magistrale et totalitaire, ces
psychanalystes nous racontent comment les patients vivent la mort pour mieux
s'en protéger, c'est à dire se protéger de la destruction ultime du
psychisme. Accompagnant ce vécu permanent de la mort, ils aident à la
mettre en forme, à la relier par les associations libres, à l'enserrer peu à
peu de sens, dans un patient bercement. Ceci est possible : "(...) dès
lors que le vide - prototype dépressif d'un espace psychique - reçoit la
capacité d'un espace de rêve et peut ainsi être pour la pensée un lieu propre à
habiter".
Quand nous remettrons-nous à rêver ? A tisser dans nos vides dépressifs
creusés par ces morts non parlées, imposées dans une négation de l'individu ?
Je voulais écrire un texte sur les morts du Covid, et je n'y arrivais pas...
Même avec la si belle image de la rose renaissante, il me semblait en dedans
n'avoir rien à dire, ou plutôt rien qui ne puisse être entendu.
Comment se sentir entendu quand le personnel et le public sont à ce point confondus , l'individuel et le collectif, l'intime comme seul espace, comme envahissant tout?
C'est d'une part le récit de ces accompagnements Whatsapp à la mort, ineptes
de par leur manque de cadre et de soutien des professionnels, qui m'y a poussée
tel un réveil. Parce que pour digérer, pour symboliser, il faut faire passer
l'expérience vécue par la parole et l'échange. Il faut dire, non pour accuser
ou cliver, mais pour poser ce vécu, les ressentis de chacun, refaire sens
ensemble autour de la table. De vraies médiations culturelles et psychiques
existent, de l'analyse des pratiques, des ateliers d'expression pour les
professionnels. Il est grand temps que les institutions les sollicitent pour
guérir les équipes, encadrants compris (et les résidents, les patients, les
familles...), mais aussi pour se donner une chance de retrouver une
créativité.
L'enjeu est de taille, car les lieux psychiques
inhabités des traumatismes, créent de la dépression d'équipe. Ils font aussi le
lit de multiples maltraitances, car le vide génère des zones de non-droit, et
l'absurde se perpétue dans l'illogique, l'impression de ne jamais plus pouvoir
être compris. Laissant prise à des comportements fondés sur la croyance
qu'alors tout est permis, ou que de toutes manières "on" ne nous voit
pas.
J'ai aussi pu écrire car je suis intimement convaincue que le travail du
rêve, et du conte, partagés par de nombreuses cultures, aide à tisser le sens,
au-delà des apparences et du réel. Soutenant le vivant par son pouvoir de
reconnaissance, puis de transformation.
Je pose alors que cette rose, ou ce patient "rêvé" par mes
étudiants, sont des habitants de rêve qui, s'ils ne comblent pas
artificiellement ma peine, peuvent me lier à ceux qui ne peuvent encore parler.
Dépassant de simples situations, ils voyagent par le texte et les mots, au-delà
de l'histoire personnelle, à portée du rêve de chacun comme un filet disponible
pour rendre les lieux vidés par la mort, à nouveau habitables.